Concert des Ténèbres

 

 

 

Ces mois d'avril-mai des tendres bourgeons cotonneux et de cette sève qui pleure aux rayons d'un soleil renaissant qui s'élève toujours plus haut sont aussi ceux de la Passion. Le printemps de Péguy est aussi le temps qui conduit à la nuit des Ténèbres, ténèbres qui viennent cacher le scandale de la Croix. Comme en un cycle naturel, le bourgeon qu'un coup d'ongle fait sauter nous plonge dans l'obscurité apparemment désespérante de la mort - in tenebrosis collocavit me quasi mortuos sempiternos - où se concentre dans le repos réparateur la sève de la Résurrection qui fera réclater le bourgeon de la vie. Les Ténèbres sont le passage obligé, le grand passage habité par la grande peur du noir et peuplé des bruits étranges et sublimes qu'elle a inspirés aux hommes pour lutter contre la tentation de la désespérance. La tradition chrétienne n'a cessé de creuser ce mystère ambivalent de la nuit. L'office des Ténèbres devait être un office de lumière : c'est l’office de Matines du Triduum de la Semaine Sainte ; l'office qui commence avant le lever du soleil le Jeudi Saint, le Vendredi Saint et le Samedi Saint et qui voit s'éteindre petit à petit les cierges que la lumière croissante du jour rend inutiles. Mais les petits accommodements des siècles ont préféré aller se coucher plus tard en ayant bouclé tous les offices plutôt que de se lever plus tôt : l'office fut déplacé la veille au soir et qu'on n'en parlât plus ! Mais à quelque chose paresse est bonne et l'esprit de la liturgie en a profité : dans l'atmosphère envoûtante des cierges, les leçons (lectures) de Ténèbres prennent une résonance étrange. Et plus on éteint ces cierges, plus l’émotion monte de cette déréliction de l’âme chantante, seule face à l’écho de sa propre voix. Plus moyen d'échapper à la grande prière de pitié qui me fait tout contrit aux pieds du Père – cor contritum, Deus, non despicies.

 La célébrité du Miserere d'Allegri a tenu à cette atmosphère extraordinaire. Très lue en son temps, Mme de Staël en fit cette description en 1809 : « Les voix, parfaitement exercées à ce chant antique et pur, partent d'une tribune au commencement de la voûte ; on ne voit point ceux qui chantent; la musique semble planer dans les airs ; à chaque instant la chute du jour rend la chapelle plus sombre. (…) On éteint les flambeaux ; la nuit s'avance ; les figures des Prophètes et des Sibylles apparaissent comme des fantômes enveloppés du crépuscule. Le silence est profond, la parole ferait un mal insupportable dans cet état de l'âme où tout est intime et intérieur; et quand le dernier son s'éteint, chacun s'en va lentement et sans bruit ; chacun semble craindre de rentrer dans les intérêts vulgaires de ce monde. » (Corinne, X, 4)

Le Miserere que l'on entend aujourd'hui a été écrit par le maître de chapelle de la Sixtine d'alors, en 1638, dans la technique du faux-bourdon : alternant psalmodie monodique et psalmodie polyphonique. Il était orné d'improvisations par les grands chantres de la chapelle pontificale. Les ornements que l'on entend traditionnellement sont composites : une partie en a été notée dans l'édition Alfieri de 1840, et l'autre provient d'une lettre de Mendelssohn, datée de 1831, où il retranscrit ce que faisait alors le grand castrat Mariano. Nous n'avons pas voulu renoncer à cette version, consacrée depuis les années 1930.

 Bien moins connues se trouvent être les Lamentations du compositeur argentin Alberto Ginastera (1916-1983), pourtant l’une des très grandes partitions chorales du XXe siècle. Dans l'extrême violence du premier mouvement passent les mitrailleuses des guerres du siècle. C'est une oeuvre pour notre temps, explorant les confins contradictoires de l'harmonie atonale, en revisitant le contrepoint classique. Ecrites chacune comme une petite fugue de la mort, les trois lamentations ne sont pas sans message d'espoir : la première et la troisième s'achèvent brillamment par le triomphe de Dieu, car Ginastera a très soigneusement sélectionné les versets de Jérémie de manière à aboutir à une grande espérance. Sauf dans la deuxième lamentation - Ego vir videns. Celle-ci est conçue comme le mouvement lent d'une petite symphonie, encadré par deux mouvements rapides : dans ce creux du petit cycle de douze minutes que nous offre Ginastera, le son s’exténue en même temps que la vie et l’espérance s’épuisent dans la déréliction la plus totale. Les Ténèbres sont un passage. Le passage.

 La douceur presque féminine de Péguy fournit un admirable contrepoint à cette musique tranchée à la hache. Le Mystère des Saints Innocents est le dernier des trois grands mystères écrits et publiés de 1909 à 1912 dans une Europe qui se prépare à la guerre et à laquelle le poète offre le modèle ultime de l'enfant innocent. Aboutissement de cette poétique propre à Péguy de ressasser quelques idées simples, la section centrale des Saints Innocents trouve réunis les trois thèmes-forces de sa pensée : l'Espérance, la Passion du Christ, la Nuit. Tout l'effort poétique de Péguy a consisté précisément à les articuler entre eux et à comprendre ainsi comment l'espérance est inséparable de l'expérience de la fragilité, et gîte au creux de la nuit et de l'abandon du Fils à la volonté apparemment incompréhensible du Père.

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