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Mais
il y a aussi la pathologie de la raison entièrement coupée de
Dieu. Nous l’avons vu dans les idéologies totalitaires qui
s’étaient coupées de Dieu et voulaient désormais construire
l’homme nouveau, le monde nouveau. Hitler doit sans doute être
qualifié d’irrationaliste. Toutefois les grands prophètes et
réalisateurs du Marxisme ne se comprenaient pas moins comme des
constructeurs du monde animés seulement par la raison. Peut-être
l’expression la plus dramatique de cette pathologie de la raison
est-elle Pol Pot, en qui se manifeste de façon immédiate la
cruauté d’une telle reconstruction du monde. Cependant le
développement spirituel en Occident tend lui-même toujours plus
vers des pathologies destructrices de la raison. La bombe
atomique avec laquelle la raison, au lieu d’être une force
constructrice, cherchait sa force dans la capacité de
destruction, n’était-elle pas déjà un dépassement des limites ?
Quand, avec la recherche du code génétique, la raison se saisit
des racines de la vie, elle tend toujours davantage à ne plus
voir dans l’homme un don du Créateur (ou de « la Nature »), mais
à en faire un produit. L’homme est « fait », et ce qu’on peut
« faire », on peut aussi le détruire. La dignité humaine
disparaît. Où donc les droits de l’homme devraient-ils encore
trouver un ancrage ? Comment pourrait encore résister le respect
de l’homme, même vaincu, faible, souffrant, handicapé ? En tout
cela, la notion de raison s’aplatit toujours plus. Les Anciens
faisaient encore, par exemple, la distinction entre la ratio et
l’intellectus, entre la raison dans son rapport à la réalité
empirique et manufacturable, et la raison pénétrant les couches
les plus profondes de l’être, mais il ne subsiste plus,
désormais, que la ratio au sens très étroit du terme. Seul ce
qui est vérifiable, ou plus exactement ce qui est falsifiable,
vaut encore comme rationnel : la raison se réduit à ce qui est
contrôlable au niveau expérimental. Tout le secteur de la morale
et de la religion fait alors partie du domaine de ce qui est
« subjectif » – il tombe en dehors de la raison commune. La
religion et la morale n’appartiennent plus alors à la raison ;
il n’y a plus de critères communs, « objectifs », de la
moralité. Pour la religion, on ne considère pas cela de façon
trop tragique – chacun doit trouver la sienne, ce qui veut dire
qu’on la regarde en tout état de cause comme une sorte
d’ornement subjectif, doté éventuellement de motivations utiles.
Bien sûr – si la réalité n’est que le produit de processus
mécaniques, elle ne comporte comme telle aucune morale. Le bien
en soi, qui tenait encore tant à cœur à Kant, n’existe plus.
Bien signifie simplement « meilleur que », a dit un jour un
théologien moraliste décédé depuis lors. S’il en est ainsi, il
n’existe pas non plus ce qui est en soi, et toujours, mal. Le
bien et le mal dépendent alors du calcul des conséquences. Et
c’est ainsi du reste qu’ont agi de fait les dictatures
idéologiques : dans un cas donné, si cela sert la construction
du monde futur de la raison, il peut être éventuellement bon de
tuer des innocents. De toute façon leur dignité absolue n’existe
plus. La raison malade et la religion manipulée se rencontrent
finalement dans le même résultat. Toute reconnaissance de
valeurs définitives, toute assertion de vérité de la part de la
raison, apparaît finalement comme fondamentalisme à la raison
malade. Il ne lui reste plus que la dissolution, la
déconstruction, comme nous y exerce à l’avance un Jacques
Derrida : il a « déconstruit » l’hospitalité, la démocratie,
l’État et finalement aussi la notion de terrorisme, pour se
retrouver, à la fin, épouvanté devant les événements du 11
septembre. Une raison qui ne sait plus reconnaître qu’elle-même
et ce qui est empiriquement certain, se paralyse et se détruit
elle-même.
La foi en
Dieu, la notion de Dieu peut être manipulée et elle devient
alors destructrice : telle est la menace qui pèse sur la
religion. Mais une raison qui se coupe entièrement de Dieu et
qui veut le confiner tout simplement dans le domaine de la
subjectivité, perd le Nord et ouvre ainsi de soi la porte aux
forces de destruction. Si, l’Illuminisme était à la recherche de
fondements de la morale qui tiendraient encore « etsi Deus non
daretur », nous devons inviter nos amis agnostiques à s’ouvrir
aujourd’hui à une morale « si Deus daretur ». Kolakowski, en
partant des expériences d’une société agnostique athée a montré,
de façon convaincante, que sans ce point de référence absolu,
l’agir de l’homme se perd dans l’indétermination et est
inéluctablement à la merci des forces du mal. Comme chrétiens,
nous sommes aujourd’hui appelés, non pas certes à poser des
limites à la raison et à nous opposer à elle, mais à refuser de
la réduire à une raison du faire, et à lutter pour sa faculté de
perception du bien et du bon, du sacré et du saint. C’est alors
que nous mènerons le vrai combat pour l’homme et contre
l’inhumanité. Seule une raison qui est également ouverte à Dieu
– seule une raison qui ne bannit pas la morale dans la sphère
subjective ou l’abaisse en un calcul, peut parer la manipulation
de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir
des remèdes.
C’est ici
qu’apparaît le grand défi que les chrétiens d’aujourd’hui
devraient relever. Leur tâche, notre tâche est d’amener la
raison à fonctionner intégralement, non seulement dans le
domaine de la technique et du développement matériel du monde,
mais aussi et avant tout en tant que faculté de vérité,
promouvant sa capacité de reconnaître le bien, condition du
droit et par là également présupposé de la paix dans le monde.
Notre tâche à nous, chrétiens du temps présent, est d’insérer
notre notion de Dieu dans le combat pour l’homme. Deux choses
caractérisent cette notion de Dieu : Dieu lui-même est Logos –
sens, raison, parole, et c’est pourquoi l’homme lui correspond
par l’ouverture de la raison et la défense d’une raison qui ne
soit pas aveugle aux dimensions morales de l’être. Car « logos »
signifie une raison qui n’est pas simplement mathématique, mais
qui est en même temps le fondement du bien et qui en garantit la
dignité. La foi dans le Dieu-Logos est en même temps foi en la
force créatrice de la raison ; c’est la foi dans le Dieu
créateur, ce qui signifie croire que l’homme est créé à l’image
de Dieu et qu’il participe donc de la dignité inviolable de Dieu
lui-même. L’idée des droits de l’homme possède ici son fondement
le plus profond, même si son développement et ses vicissitudes
historiques ont parcouru des voies diverses.
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