Conférence Cardinal Ratzinger

 

 

 

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A la recherche de la paix

 Joseph Cardinal Ratzinger

5 Juin 2004

Abbatiale Saint-Etienne deCaen 

                                               

                                                                                                                                                                    
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 Mais il y a aussi la pathologie de la raison entièrement coupée de Dieu. Nous l’avons vu dans les idéologies totalitaires qui s’étaient coupées de Dieu et voulaient désormais construire l’homme nouveau, le monde nouveau. Hitler doit sans doute être qualifié d’irrationaliste. Toutefois les grands prophètes et réalisateurs du Marxisme ne se comprenaient pas moins comme des constructeurs du monde animés seulement par la raison. Peut-être l’expression la plus dramatique de cette pathologie de la raison est-elle Pol Pot, en qui se manifeste de façon immédiate la cruauté d’une telle reconstruction du monde. Cependant le développement spirituel en Occident tend lui-même toujours plus vers des pathologies destructrices de la raison. La bombe atomique avec laquelle la raison, au lieu d’être une force constructrice, cherchait sa force dans la capacité de destruction, n’était-elle pas déjà un dépassement des limites ? Quand, avec la recherche du code génétique, la raison se saisit des racines de la vie, elle tend toujours davantage à ne plus voir dans l’homme un don du Créateur (ou de « la Nature »), mais à en faire un produit. L’homme est « fait », et ce qu’on peut « faire », on peut aussi le détruire. La dignité humaine disparaît. Où donc les droits de l’homme devraient-ils encore trouver un ancrage ? Comment pourrait encore résister le respect de l’homme, même vaincu, faible, souffrant, handicapé ? En tout cela, la notion de raison s’aplatit toujours plus. Les Anciens faisaient encore, par exemple, la distinction entre la ratio et l’intellectus, entre la raison dans son rapport à la réalité empirique et manufacturable, et la raison pénétrant les couches les plus profondes de l’être, mais il ne subsiste plus, désormais, que la ratio au sens très étroit du terme. Seul ce qui est vérifiable, ou plus exactement ce qui est falsifiable, vaut encore comme rationnel : la raison se réduit à ce qui est contrôlable au niveau expérimental. Tout le secteur de la morale et de la religion fait alors partie du domaine de ce qui est « subjectif » – il tombe en dehors de la raison commune. La religion et la morale n’appartiennent plus alors à la raison ; il n’y a plus de critères communs, « objectifs », de la moralité. Pour la religion, on ne considère pas cela de façon trop tragique – chacun doit trouver la sienne, ce qui veut dire qu’on la regarde en tout état de cause comme une sorte d’ornement subjectif, doté éventuellement de motivations utiles. Bien sûr – si la réalité n’est que le produit de processus mécaniques, elle ne comporte comme telle aucune morale. Le bien en soi, qui tenait encore tant à cœur à Kant, n’existe plus. Bien signifie simplement « meilleur que », a dit un jour un théologien moraliste décédé depuis lors. S’il en est ainsi, il n’existe pas non plus ce qui est en soi, et toujours, mal. Le bien et le mal dépendent alors du calcul des conséquences. Et c’est ainsi du reste qu’ont agi de fait les dictatures idéologiques : dans un cas donné, si cela sert la construction du monde futur de la raison, il peut être éventuellement bon de tuer des innocents. De toute façon leur dignité absolue n’existe plus. La raison malade et la religion manipulée se rencontrent finalement dans le même résultat. Toute reconnaissance de valeurs définitives, toute assertion de vérité de la part de la raison, apparaît finalement comme fondamentalisme à la raison malade. Il ne lui reste plus que la dissolution, la déconstruction, comme nous y exerce à l’avance un Jacques Derrida : il a « déconstruit » l’hospitalité, la démocratie, l’État et finalement aussi la notion de terrorisme, pour se retrouver, à la fin, épouvanté devant les événements du 11 septembre. Une raison qui ne sait plus reconnaître qu’elle-même et ce qui est empiriquement certain, se paralyse et se détruit elle-même.

 La foi en Dieu, la notion de Dieu peut être manipulée et elle devient alors destructrice : telle est la menace qui pèse sur la religion. Mais une raison qui se coupe entièrement de Dieu et qui veut le confiner tout simplement dans le domaine de la subjectivité, perd le Nord et ouvre ainsi de soi la porte aux forces de destruction. Si, l’Illuminisme était à la recherche de fondements de la morale qui tiendraient encore « etsi Deus non daretur », nous devons inviter nos amis agnostiques à s’ouvrir aujourd’hui à une morale « si Deus daretur ». Kolakowski, en partant des expériences d’une société agnostique athée a montré, de façon convaincante, que sans ce point de référence absolu, l’agir de l’homme se perd dans l’indétermination et est inéluctablement à la merci des forces du mal. Comme chrétiens, nous sommes aujourd’hui appelés, non pas certes à poser des limites à la raison et à nous opposer à elle, mais à refuser de la réduire à une raison du faire, et à lutter pour sa faculté de perception du bien et du bon, du sacré et du saint. C’est alors que nous mènerons le vrai combat pour l’homme et contre l’inhumanité. Seule une raison qui est également ouverte à Dieu – seule une raison qui ne bannit pas la morale dans la sphère subjective ou l’abaisse en un calcul, peut parer la manipulation de la notion de Dieu et les maladies de la religion, et offrir des remèdes.

 C’est ici qu’apparaît le grand défi que les chrétiens d’aujourd’hui devraient relever. Leur tâche, notre tâche est d’amener la raison à fonctionner intégralement, non seulement dans le domaine de la technique et du développement matériel du monde, mais aussi et avant tout en tant que faculté de vérité, promouvant sa capacité de reconnaître le bien, condition du droit et par là également présupposé de la paix dans le monde. Notre tâche à nous, chrétiens du temps présent, est d’insérer notre notion de Dieu dans le combat pour l’homme. Deux choses caractérisent cette notion de Dieu : Dieu lui-même est Logos – sens, raison, parole, et c’est pourquoi l’homme lui correspond par l’ouverture de la raison et la défense d’une raison qui ne soit pas aveugle aux dimensions morales de l’être. Car « logos » signifie une raison qui n’est pas simplement mathématique, mais qui est en même temps le fondement du bien et qui en garantit la dignité. La foi dans le Dieu-Logos est en même temps foi en la force créatrice de la raison ; c’est la foi dans le Dieu créateur, ce qui signifie croire que l’homme est créé à l’image de Dieu et qu’il participe donc de la dignité inviolable de Dieu lui-même. L’idée des droits de l’homme possède ici son fondement le plus profond, même si son développement et ses vicissitudes historiques ont parcouru des voies diverses.

 

 

 

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