Conférence Cardinal Ratzinger

 

 

 

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A la recherche de la paix

 Joseph Cardinal Ratzinger

5 Juin 2004

Abbatiale Saint-Etienne deCaen 

                                               

                                                                                                                                                                    
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 Dieu est Logos. À cela s’ajoute un second élément. La foi chrétienne en Dieu nous dit aussi que Dieu – la Raison éternelle – est Amour. Elle nous dit qu’il ne constitue pas un être axé sur lui-même, sans relation. Justement parce qu’il est souverain, parce qu’il est Créateur, parce qu’il embrasse tout, il est Relation et il est Amour. La foi en l’incarnation de Dieu en Jésus Christ, et en sa souffrance et mort pour l’homme, est l’expression suprême d’une conviction : que le cœur de toute morale, le cœur de l’être lui-même et son origine la plus intime est l’amour. Cette affirmation est le refus le plus fort de toute idéologie de la violence, elle est la vraie apologie de l’homme et de Dieu. Pour autant, n’oublions pas que le Dieu de la raison et de l’amour est aussi le Juge du monde et des hommes – le garant de la justice, à laquelle tous les hommes devront rendre compte. Maintenir actuelle la vérité du jugement est, face aux tentations du pouvoir, une mission fondamentale : chacun doit rendre compte. Il y a une justice qui n’est pas abolie par l’amour. On en trouve dans le Gorgias de Platon une parabole émouvante que la foi chrétienne, loin de l’infirmer, amène vraiment à sa pleine validité. Platon explique comment l’âme, après la mort, se trouve finalement nue devant le Juge. Désormais ne compte plus quel rang elle a occupé dans le monde. Que ce soit l’âme du roi de Perse ou d’un quelconque dominateur : le Juge voit les stigmates, provenant du parjure et de la justice, « que les diverses actions lui ont imprimés dans l’âme. Et il voit toutes les déformations produites par le mensonge et la vanité. Et il ne voit rien de droit, parce que cette âme a grandi en dehors de la vérité : il la voit, en somme, pleine de désordre et de laideur, en raison de la licence, de la luxure, d’outrecuidance et l’intempérance de ses actes… Quelquefois, au contraire, voyant une âme ayant vécu saintement et conformément à la vérité, que ce soit l’âme d’un citoyen ordinaire ou d’une personne simple, ... il est pris d’un sens d’admiration et il l’envoie dans les Îles des Bienheureux ». Là où de telles convictions sont fortes, sont également en vigueur le droit et la justice.

 Je voudrais mentionner encore un troisième élément de la Tradition chrétienne qui est de fondamentale importance pour les adversités de notre temps. La foi chrétienne a supprimé – sur la base du chemin de Jésus – l’idée de la théocratie politique. Elle a – en termes modernes – établi la sécularité d’un État dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base, du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre tâche. Les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens, l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en comprendre toutes les conséquences. Ce caractère séculier, « laïc », de l’État inclut en son essence cet équilibre entre raison et religion que j’ai essayé de montrer auparavant. Par là il s’oppose aussi au laïcisme idéologique qui voudrait en quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui est coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie, ils ne pourraient à la longue résister à la pression des idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne saurait subsister.

 Pratiquement cela signifie que nous, chrétiens, nous devons nous efforcer, avec tous nos concitoyens, à donner au droit et à la justice un fondement moral s’inspirant des idées chrétiennes fondamentales, quelle que soit d’ailleurs la façon dont chacun en interprète les origines et le met en harmonie avec le tout de sa vie. Mais pour que de telles convictions rationnelles communes soient possibles, pour que la « droite raison » ne perde pas la faculté de voir, il importe que nous vivions avec énergie et pureté notre propre héritage, afin qu’il soit rendu visible et efficace, avec toute sa force intérieure de persuasion, dans l’ensemble de la société. Je voudrais conclure par un mot du philosophe de Kiel, Kurt Hübner, qui laisse apparaître clairement ce souhait : « Nous pourrons éviter le conflit avec les cultures qui nous sont aujourd’hui hostiles, à condition seulement de démentir le reproche véhément de l’oubli de Dieu, en redevenant pleinement conscients du profond enracinement de notre culture dans le Christianisme. Certes cela ne suffira pas à écarter le ressentiment que la supériorité de l’Occident provoque en beaucoup de domaines façonnant largement la vie aujourd’hui, mais cela pourra contribuer de façon importante à éteindre le feu religieux qui, à y regarder de près, alimente naturellement sa flamme… ». C’est un fait : si nous ne faisons pas mémoire du Dieu de la Bible, du Dieu qui s’est fait proche en Jésus Christ, nous ne trouverons pas le chemin de la paix.

 

 

 

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