texte-5
Dieu
est Logos. À cela s’ajoute un second élément. La foi chrétienne
en Dieu nous dit aussi que Dieu – la Raison éternelle – est
Amour. Elle nous dit qu’il ne constitue pas un être axé sur
lui-même, sans relation. Justement parce qu’il est souverain,
parce qu’il est Créateur, parce qu’il embrasse tout, il est
Relation et il est Amour. La foi en l’incarnation de Dieu en
Jésus Christ, et en sa souffrance et mort pour l’homme, est
l’expression suprême d’une conviction : que le cœur de toute
morale, le cœur de l’être lui-même et son origine la plus intime
est l’amour. Cette affirmation est le refus le plus fort de
toute idéologie de la violence, elle est la vraie apologie de
l’homme et de Dieu. Pour autant, n’oublions pas que le Dieu de
la raison et de l’amour est aussi le Juge du monde et des hommes
– le garant de la justice, à laquelle tous les hommes devront
rendre compte. Maintenir actuelle la vérité du jugement est,
face aux tentations du pouvoir, une mission fondamentale :
chacun doit rendre compte. Il y a une justice qui n’est pas
abolie par l’amour. On en trouve dans le Gorgias de Platon une
parabole émouvante que la foi chrétienne, loin de l’infirmer,
amène vraiment à sa pleine validité. Platon explique comment
l’âme, après la mort, se trouve finalement nue devant le Juge.
Désormais ne compte plus quel rang elle a occupé dans le monde.
Que ce soit l’âme du roi de Perse ou d’un quelconque
dominateur : le Juge voit les stigmates, provenant du parjure et
de la justice, « que les diverses actions lui ont imprimés dans
l’âme. Et il voit toutes les déformations produites par le
mensonge et la vanité. Et il ne voit rien de droit, parce que
cette âme a grandi en dehors de la vérité : il la voit, en
somme, pleine de désordre et de laideur, en raison de la
licence, de la luxure, d’outrecuidance et l’intempérance de ses
actes… Quelquefois, au contraire, voyant une âme ayant vécu
saintement et conformément à la vérité, que ce soit l’âme d’un
citoyen ordinaire ou d’une personne simple, ... il est pris d’un
sens d’admiration et il l’envoie dans les Îles des
Bienheureux ». Là où de telles convictions sont fortes, sont
également en vigueur le droit et la justice.
Je
voudrais mentionner encore un troisième élément de la Tradition
chrétienne qui est de fondamentale importance pour les
adversités de notre temps. La foi chrétienne a supprimé – sur la
base du chemin de Jésus – l’idée de la théocratie politique.
Elle a – en termes modernes – établi la sécularité d’un État
dans lequel les chrétiens cohabitent, dans la liberté, avec des
tenants d’autres convictions, une cohabitation ayant pour base,
du reste, la responsabilité morale commune qui est donnée par la
nature de l’homme, par la nature de la justice. De ceci, la foi
chrétienne distingue le Royaume de Dieu, qui n’existe pas en ce
monde en tant que réalité politique et ne peut exister comme
tel, mais advient par la foi, l’espérance et la charité, et doit
transformer le monde de l’intérieur. Dans les conditions
actuelles du monde, le Royaume de Dieu n’est pas un royaume du
monde ; il est plutôt un appel à la liberté de l’homme et pour
la raison, un appui pour que celle-ci puisse accomplir sa propre
tâche. Les tentations de Jésus ont finalement pour motif cette
distinction, le rejet de la théocratie politique, la relativité
de l’État et le droit propre de la raison, en même temps que la
liberté de choix, qui est garantie à tout homme. En ce sens,
l’État laïc est un résultat de la décision chrétienne
fondamentale, même s’il a fallu une longue lutte pour en
comprendre toutes les conséquences. Ce caractère séculier,
« laïc », de l’État inclut en son essence cet équilibre entre
raison et religion que j’ai essayé de montrer auparavant. Par là
il s’oppose aussi au laïcisme idéologique qui voudrait en
quelque sorte établir un État de la pure raison, un État qui est
coupé de toutes les racines historiques et ne connaît plus, dès
lors, que les fondements moraux s’imposant à cette raison. Ainsi
ne lui reste-t-il, à la fin, que le positivisme du principe de
la majorité, et la décadence du droit qu’il entraîne, autant que
celui-ci, au bout du compte, est régi par la statistique. Si les
États de l’Occident s’engageaient tout entiers sur cette voie,
ils ne pourraient à la longue résister à la pression des
idéologies et des théocraties politiques. Un État, même laïc, a
le droit, et même l’obligation de trouver son support dans les
racines morales marquantes qui l’ont construit ; il peut et il
doit reconnaître les valeurs fondamentales sans lesquelles il ne
serait pas devenu ce qu’il est et sans lesquelles il ne peut
survivre. Un État de la raison abstraite, anhistorique, ne
saurait subsister.
Pratiquement cela signifie que nous, chrétiens, nous devons
nous efforcer, avec tous nos concitoyens, à donner au droit et à
la justice un fondement moral s’inspirant des idées chrétiennes
fondamentales, quelle que soit d’ailleurs la façon dont chacun
en interprète les origines et le met en harmonie avec le tout de
sa vie. Mais pour que de telles convictions rationnelles
communes soient possibles, pour que la « droite raison » ne
perde pas la faculté de voir, il importe que nous vivions avec
énergie et pureté notre propre héritage, afin qu’il soit rendu
visible et efficace, avec toute sa force intérieure de
persuasion, dans l’ensemble de la société. Je voudrais conclure
par un mot du philosophe de Kiel, Kurt Hübner, qui laisse
apparaître clairement ce souhait : « Nous pourrons éviter le
conflit avec les cultures qui nous sont aujourd’hui hostiles, à
condition seulement de démentir le reproche véhément de l’oubli
de Dieu, en redevenant pleinement conscients du profond
enracinement de notre culture dans le Christianisme. Certes cela
ne suffira pas à écarter le ressentiment que la supériorité de
l’Occident provoque en beaucoup de domaines façonnant largement
la vie aujourd’hui, mais cela pourra contribuer de façon
importante à éteindre le feu religieux qui, à y regarder de
près, alimente naturellement sa flamme… ». C’est un fait : si
nous ne faisons pas mémoire du Dieu de la Bible, du Dieu qui
s’est fait proche en Jésus Christ, nous ne trouverons pas le
chemin de la paix.
|