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Si
l’Europe, depuis 1945, connut, exception faite des conflits dans
les Balkans, une période de paix, la situation du monde dans son
ensemble n’en était pas moins tout autre que pacifique. De la
Corée au Vietnam, à l’Inde et au Pakistan, du Bangladesh à
l’Algérie, au Congo, au Biafra Nigeria, jusqu’aux antagonismes
du Soudan, du Ruanda Burundi, de l’Éthiopie, de la Somalie, du
Mozambique, de l’Angola, du Libéria, jusqu’à l’Afghanistan et la
Tchétchénie, se développe tout un arc sanglant de conflits
belliqueux auxquels il faut ajouter les combats en et pour la
Terre Sainte, et en Irak. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir
la typologie de ces guerres, dont les blessures continuent
encore à suppurer. Mais je voudrais éclairer un peu davantage
deux phénomènes en quelque sorte nouveaux, parce qu’en eux vient
à jour la menace spécifique, et par là aussi la tâche
particulière de notre temps pour la recherche de la paix.
Un de ces
phénomènes consiste dans le fait que paraît éclater tout à coup
l’ordre du droit et la capacité de cohabitation de la part de
communautés différentes. Un exemple typique d’une rupture de la
force du droit et dès lors de l’engloutissement dans le chaos et
l’anarchie, me semble présent en Somalie, mais le Libéria offre
également un exemple de la façon dont une société se désagrège
de l’intérieur, parce que l’autorité de l’État n’est pas en
mesure de se rendre crédible comme instance de paix et de
liberté, et ainsi chacun commence à rechercher son droit par la
force des poings. Nous avons assisté à une chose semblable en
Europe, après l’éclatement de l’État yougoslave unitaire. Des
populations qui depuis des générations, malgré bien des
tensions, ont vécu pacifiquement les unes avec les autres, se
sont brusquement dressées les unes contre les autres avec une
cruauté inconcevable. Ce fut un effondrement spirituel ; les
barrières de protection ne résistèrent plus dans une nouvelle
situation, et l’arsenal d’inimitié et de violence qui guettait
dans les profondeurs des âmes mais qui était jusque-là retenu
par les forces du droit et de l’histoire commune, explosa sans
entrave. Certes, dans cette région cohabitaient les uns à côté
des autres des traditions historiques différentes, qui se
trouvaient depuis toujours dans une tension latente les unes
envers les autres : là se rencontrent les formes latine et
grecque du Christianisme, auxquelles s’ajoute la présence
effective de l’Islam à travers la domination séculaire des
Turcs. Mais toutes ces tensions n’avaient pas empêché une
cohabitation qui était dès lors en train de se désagréger et qui
poussait à l’anarchie. Comment cela était-il possible ? Comment
était-il possible que brusquement, au Rouanda, la cohabitation
entre Hutu et Tutsi en vienne, de toutes parts, à une hostilité
sanglante ? Les causes de cet effondrement du droit et de la
capacité de réconciliation sont certainement multiples. Nous
pouvons en nommer l’une ou l’autre. Le cynisme de l’idéologie
avait obscurci les consciences dans toutes ces régions : les
promesses des idéologies justifiaient tous les moyens
apparemment adaptés pour cela et avaient aboli de la sorte la
notion de droit, ou même la distinction entre bien et mal. À
côté du cynisme des idéologies et souvent étroitement imbriqué
avec lui, se trouve le cynisme des intérêts et des grands
marchés, l’exploitation éhontée des réserves de la terre. Ici
aussi le bien est mis de côté par le profit et le pouvoir mis à
la place du droit. Ainsi sur cette voie la force de l’éthos se
dissout-elle de l’intérieur, et au bout du compte le profit
recherché est finalement lui-même détruit. À ce niveau se
manifeste une grande tâche pour les chrétiens du temps présent :
nous devons commencer par apprendre les uns des autres à vouloir
nous réconcilier et à tout faire pour que la conscience ait le
pouvoir, plutôt que d’être écrasée par l’idéologie et l’intérêt.
Spécialement aux Balkans (et la même chose vaut pour l’Irlande)
la tâche de l’authentique œcuménisme devrait être de rechercher
tous ensemble la paix du Christ, de nous l’offrir les uns aux
autres, et de considérer aussi la capacité de faire la paix
comme un véritable critère de vérité.
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