Conférence Cardinal Ratzinger

 

 

 

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A la recherche de la paix

 Joseph Cardinal Ratzinger

5 Juin 2004

Abbatiale Saint-Etienne deCaen 

                                               

                                                                                                                                                                    
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L’autre phénomène qui nous oppresse surtout aujourd’hui est la terreur qui, entre-temps, est devenue une espèce de nouvelle guerre mondiale – une guerre sans front fixe, qui peut frapper partout et ne connaît plus la distinction entre combattants et population civile, entre coupables et innocents. Étant donné que la terreur ou encore le crime organisé tout à fait ordinaire, qui renforce et étend toujours plus son réseau, pourrait également trouver accès aux armes nucléaires et aux armes biologiques, le péril qui nous menace s’est fait terriblement grand : tant que ce potentiel de destruction se trouvait seulement entre les mains des grandes puissances, on pouvait toujours espérer que la raison et la conscience des menaces pesant sur le peuple et l’État excluraient chez les intéressés l’utilisation de ce type d’armes. Effectivement, malgré toutes les tensions entre l’Est et l’Ouest, la guerre à grande échelle, Dieu soit loué, nous a été épargnée. Mais les forces terroristes et les organisations criminelles ne font plus les comptes avec une telle raison, puisque un des éléments de base de la terreur repose sur le fait d’être prêt à l’autodestruction – une autodestruction qui est transfigurée en martyre et convertie en promesse.

 Que pouvons-nous, que devons-nous faire dans cette situation ? Tout d’abord il convient de considérer quelques vérités fondamentales. On ne peut pas venir à bout de la terreur, c’est-à-dire de la force opposée au droit et coupée de la morale, par le seul moyen de la force. Il est sûr que la défense du droit contre la force destructrice du droit peut et doit, en certaines circonstances, se servir d’une force exactement soupesée, pour le protéger. Un pacifisme absolu qui dénie au droit tout moyen coercitif, serait la capitulation devant l’iniquité, sanctionnerait sa prise de pouvoir et livrerait le monde au diktat de la violence, ainsi que nous l’avons déjà brièvement mentionné au début. Mais pour que la force du droit ne devienne pas elle-même iniquité, il faut qu’elle se soumette à des critères stricts qui doivent être reconnus comme tels par tous. Elle doit interroger les causes de la terreur qui prend très souvent sa source dans une situation d’injustice à laquelle ne s’opposent pas des mesures efficaces. Surtout il est important d’accorder toujours à nouveau une caution de pardon, afin de briser le cercle de la violence. Là où l’ « œil pour œil » est pratiqué sans merci, on ne peut trouver d’issue à la violence. Des gestes d’humanité qui, rompant avec la violence, cherchent l’homme en l’autre et en appellent à sa propre humanité, sont nécessaires, là même où ils paraissent à première vue du temps perdu. Dans tous ces cas, il est important que ce ne soit pas seulement une puissance déterminée qui maintienne le droit. Trop facilement s’immiscent ensuite, dans l’intervention, des intérêts particuliers, qui altèrent la claire vision de la justice. Il est urgent d’avoir un véritable ius gentium sans une prépondérance hégémonique et des interventions correspondantes : seulement ainsi peut apparaître clairement qu’il s’agit là de la protection du droit commun de tous, même ceux qui se trouvent, comme on dit, de l’autre côté de la barrière. C’est cela qui a pu convaincre, dans la Seconde Guerre mondiale, et qui a apporté la paix véritable entre les forces antagonistes. Ce dont il s’agissait, ce n’était point de renforcer un droit particulier, mais d’établir la liberté commune et la prédominance du droit véritable, même si, bien sûr, cela n’a pas pu empêcher la naissance de nouvelles structures hégémoniques.

 Mais dans la collusion actuelle entre les grandes démocraties et la terreur à motivation islamique entrent en jeu des questions dont les racines sont plus profondes encore. Il semble qu’on assiste ici à la collusion entre deux grands systèmes culturels possédant, du reste, des formes très différentes de puissance et d’orientation morale – l’ « Occident » et l’Islam. Cependant, qu’est l’Occident ? Et qui est l’Islam ? L’un et l’autre sont des mondes polymorphes incluant de grandes différences internes – des mondes qui sont aussi, à bien des égards, en interaction mutuelle. Dans cette mesure, il est faux d’opposer ainsi globalement l’Occident et l’Islam. Certains tendent cependant à creuser plus profondément l’opposition : la raison éclairée ferait face ici à une forme de religion fondamentaliste-fanatique. Il s’agirait alors d’abattre avant tout le fondamentalisme sous toutes ses formes et de promouvoir la victoire de la raison pour laisser le champ libre aux formes éclairées de la religion, mais en les qualifiant bien d’éclairées, parce que soumises en tout aux critères de cette raison.

 Il est vrai que, dans cette situation, le rapport entre la raison et la religion est d’une importance décisive et que la recherche du juste rapport entre elles est au cœur de nos efforts en matière de paix. Modifiant une affirmation de Hans Küng, je voudrais dire qu’il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans la véritable paix entre la raison et la foi, parce que sans la paix entre la raison et la religion, les sources de la morale et du droit tarissent. Pour expliquer le sens de ce que j’affirme, je voudrais formuler la même pensée de façon négative : il existe des pathologies de la religion – nous le voyons, et il existe des pathologies de la raison – et cela aussi nous le voyons ; et les deux pathologies constituent des dangers mortels pour la paix, et je dirais même, à l’époque de nos structures globales de puissance, pour l’humanité dans son ensemble. Regardons-y de plus près. Dieu ou la divinité peut être transformé en une absolutisation de la puissance particulière, des intérêts particuliers. Une image de Dieu devenue ainsi partisane, qui identifie l’absoluité de Dieu avec la communauté particulière ou ses zones d’intérêts, et élève par là en absolu des choses empiriques, relatives, dissout le droit et la morale : le bien est alors ce qui sert ma propre puissance ; la différence effective entre le bien et le mal s’effondre. La morale et le droit deviennent partisans. Cela empire encore lorsque la volonté d’engagement pour des fins particulières acquiert tout le poids du fanatisme de l’absolu, du fanatisme religieux, et devient par là parfaitement brutal et aveugle. Dieu est transformé en une idole dans laquelle l’homme adore sa propre volonté. Nous voyons une chose de ce genre chez les terroristes et leur idéologie du martyre, une idéologie qui, à vrai dire, dans les cas particuliers, peut être aussi tout simplement une expression du désespoir face à l’injustice du monde. Nous avons du reste devant nous, dans les sectes du monde occidental, des exemples d’un irrationalisme et d’une déviation de la dimension religieuse, qui montrent combien dangereuse devient une religion qui perd son orientation.

 

 

 

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