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L’autre
phénomène qui nous oppresse surtout aujourd’hui est la terreur
qui, entre-temps, est devenue une espèce de nouvelle guerre
mondiale – une guerre sans front fixe, qui peut frapper partout
et ne connaît plus la distinction entre combattants et
population civile, entre coupables et innocents. Étant donné que
la terreur ou encore le crime organisé tout à fait ordinaire,
qui renforce et étend toujours plus son réseau, pourrait
également trouver accès aux armes nucléaires et aux armes
biologiques, le péril qui nous menace s’est fait terriblement
grand : tant que ce potentiel de destruction se trouvait
seulement entre les mains des grandes puissances, on pouvait
toujours espérer que la raison et la conscience des menaces
pesant sur le peuple et l’État excluraient chez les intéressés
l’utilisation de ce type d’armes. Effectivement, malgré toutes
les tensions entre l’Est et l’Ouest, la guerre à grande échelle,
Dieu soit loué, nous a été épargnée. Mais les forces terroristes
et les organisations criminelles ne font plus les comptes avec
une telle raison, puisque un des éléments de base de la terreur
repose sur le fait d’être prêt à l’autodestruction – une
autodestruction qui est transfigurée en martyre et convertie en
promesse.
Que
pouvons-nous, que devons-nous faire dans cette situation ? Tout
d’abord il convient de considérer quelques vérités
fondamentales. On ne peut pas venir à bout de la terreur,
c’est-à-dire de la force opposée au droit et coupée de la
morale, par le seul moyen de la force. Il est sûr que la défense
du droit contre la force destructrice du droit peut et doit, en
certaines circonstances, se servir d’une force exactement
soupesée, pour le protéger. Un pacifisme absolu qui dénie au
droit tout moyen coercitif, serait la capitulation devant
l’iniquité, sanctionnerait sa prise de pouvoir et livrerait le
monde au diktat de la violence, ainsi que nous l’avons déjà
brièvement mentionné au début. Mais pour que la force du droit
ne devienne pas elle-même iniquité, il faut qu’elle se soumette
à des critères stricts qui doivent être reconnus comme tels par
tous. Elle doit interroger les causes de la terreur qui prend
très souvent sa source dans une situation d’injustice à laquelle
ne s’opposent pas des mesures efficaces. Surtout il est
important d’accorder toujours à nouveau une caution de pardon,
afin de briser le cercle de la violence. Là où l’ « œil pour
œil » est pratiqué sans merci, on ne peut trouver d’issue à la
violence. Des gestes d’humanité qui, rompant avec la violence,
cherchent l’homme en l’autre et en appellent à sa propre
humanité, sont nécessaires, là même où ils paraissent à première
vue du temps perdu. Dans tous ces cas, il est important que ce
ne soit pas seulement une puissance déterminée qui maintienne le
droit. Trop facilement s’immiscent ensuite, dans l’intervention,
des intérêts particuliers, qui altèrent la claire vision de la
justice. Il est urgent d’avoir un véritable ius gentium sans une
prépondérance hégémonique et des interventions correspondantes :
seulement ainsi peut apparaître clairement qu’il s’agit là de la
protection du droit commun de tous, même ceux qui se trouvent,
comme on dit, de l’autre côté de la barrière. C’est cela qui a
pu convaincre, dans la Seconde Guerre mondiale, et qui a apporté
la paix véritable entre les forces antagonistes. Ce dont il
s’agissait, ce n’était point de renforcer un droit particulier,
mais d’établir la liberté commune et la prédominance du droit
véritable, même si, bien sûr, cela n’a pas pu empêcher la
naissance de nouvelles structures hégémoniques.
Mais dans
la collusion actuelle entre les grandes démocraties et la
terreur à motivation islamique entrent en jeu des questions dont
les racines sont plus profondes encore. Il semble qu’on assiste
ici à la collusion entre deux grands systèmes culturels
possédant, du reste, des formes très différentes de puissance et
d’orientation morale – l’ « Occident » et l’Islam. Cependant,
qu’est l’Occident ? Et qui est l’Islam ? L’un et l’autre sont
des mondes polymorphes incluant de grandes différences internes
– des mondes qui sont aussi, à bien des égards, en interaction
mutuelle. Dans cette mesure, il est faux d’opposer ainsi
globalement l’Occident et l’Islam. Certains tendent cependant à
creuser plus profondément l’opposition : la raison éclairée
ferait face ici à une forme de religion
fondamentaliste-fanatique. Il s’agirait alors d’abattre avant
tout le fondamentalisme sous toutes ses formes et de promouvoir
la victoire de la raison pour laisser le champ libre aux formes
éclairées de la religion, mais en les qualifiant bien
d’éclairées, parce que soumises en tout aux critères de cette
raison.
Il est
vrai que, dans cette situation, le rapport entre la raison et la
religion est d’une importance décisive et que la recherche du
juste rapport entre elles est au cœur de nos efforts en matière
de paix. Modifiant une affirmation de Hans Küng, je voudrais
dire qu’il ne peut y avoir non plus de paix dans le monde sans
la véritable paix entre la raison et la foi, parce que sans la
paix entre la raison et la religion, les sources de la morale et
du droit tarissent. Pour expliquer le sens de ce que j’affirme,
je voudrais formuler la même pensée de façon négative : il
existe des pathologies de la religion – nous le voyons, et il
existe des pathologies de la raison – et cela aussi nous le
voyons ; et les deux pathologies constituent des dangers mortels
pour la paix, et je dirais même, à l’époque de nos structures
globales de puissance, pour l’humanité dans son ensemble.
Regardons-y de plus près. Dieu ou la divinité peut être
transformé en une absolutisation de la puissance particulière,
des intérêts particuliers. Une image de Dieu devenue ainsi
partisane, qui identifie l’absoluité de Dieu avec la communauté
particulière ou ses zones d’intérêts, et élève par là en absolu
des choses empiriques, relatives, dissout le droit et la
morale : le bien est alors ce qui sert ma propre puissance ; la
différence effective entre le bien et le mal s’effondre. La
morale et le droit deviennent partisans. Cela empire encore
lorsque la volonté d’engagement pour des fins particulières
acquiert tout le poids du fanatisme de l’absolu, du fanatisme
religieux, et devient par là parfaitement brutal et aveugle.
Dieu est transformé en une idole dans laquelle l’homme adore sa
propre volonté. Nous voyons une chose de ce genre chez les
terroristes et leur idéologie du martyre, une idéologie qui, à
vrai dire, dans les cas particuliers, peut être aussi tout
simplement une expression du désespoir face à l’injustice du
monde. Nous avons du reste devant nous, dans les sectes du monde
occidental, des exemples d’un irrationalisme et d’une déviation
de la dimension religieuse, qui montrent combien dangereuse
devient une religion qui perd son orientation.
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